Un curieux supraconducteur
Le supraconducteur strontium ruthenate est une vraie énigme. Il ne se comporte pas comme un supraconducteur métallique traditionnel, ni comme ses proches cousins, les fameux cuprates, supraconducteurs à des températures relativement élevées.
Les études neutroniques constituent le meilleur outil pour éclairer son curieux comportement, qui pourrait provenir d'interactions magnétiques spécifiques.
Strontium ruthenate (Sr2RuO4) est un oxyde métallique mixte à structure cristalline stratifiée très similaire à celle des cuprates métalliques mixtes, dont le comportement supraconducteur a été démontré à des températures supérieures à celles de l’azote liquide. Dans un supraconducteur, le courant électrique passe sans résistance et donc sans perte d'énergie. Cela rend les supraconducteurs extrêmement intéressants pour le transport de l'énergie et autres applications technologiques. Avant la découverte des cuprates dans les années 80, on avait observé la supraconductivité uniquement dans un petit nombre de métaux, et uniquement à des températures proche du zéro absolu.
Selon l'explication standard de la supraconductivité, les électrons responsables de la conduction électrique s'associent en paires grâce a leur interaction qui provient des vibrations du réseau cristallin. En paires ils peuvent se déplacer dans le réseau sans entrave. On a realisé rapidement que les cuprates se comportent différemment. Le réseau cristallin n'est pas concerné; ce sont les interactions magnétiques complexes des électrons dans la couche d'oxyde de cuivre qui jouent le rôle principal (les électrons ont un spin et donc un moment magnétique). Les physiciens cherchent encore à comprendre les détails du mécanisme d'appariement.
Depuis la découverte de la supraconductivité à température élevée, les chercheurs explorent aussi d'autres composés qui pourraient se comporter de manière similaire. Dans les années 90, on a découvert que le strontium ruthenate devient également un supraconducteur - mais uniquement en dessous d'une température extrêmement basse de 1,5 K. En plus il s’avère que le mécanisme de sa supraconductivité ne ressemble ni au standard, ni à celui des cuprates.
Pour avancer, il fallait explorer la nature des paires d’électrons supraconductrices. Dans les supraconducteurs identifiés à ce jour, les deux spins des électrons d’une paire ont la direction opposée, ils se neutralisent, et de ce fait la paire n’a pas de moment magnétique. Par suite, les paires ne répondent pas à un champ magnétique et la réponse magnétique, c.a.d. la susceptibilité, deviendrait zéro lorsque la température serait à zéro. Toutefois, au-dessus de zéro, l'énergie thermique commence a rompre les paires en électrons individuels (chacun avec un moment magnétique) et la susceptibilité augmente. Lorsqu'un composé passe de l'état conducteur à l'état supraconducteur, sa susceptibilité révèlera la nature de l'appariement. Deux méthodes expérimentales permettent de mesurer la susceptibilité : la Résonance Magnétique Nucléaire (RMN) et la Diffusion des Neutrons Polarisés.
Mesures des électrons non appariés
La RMN applique un champ magnétique puissant et des radiofréquences pour détecter comment un noyau atomique doté d'un spin est affecté par son environnement électronique immédiat; ainsi elle est sensible a une faible aimantation des électrons conducteurs induite par le champ magnétique et peut mesurer leur susceptibilité. Grâce à leur spin qui sonde celui des électrons, les neutrons peuvent directement tester le comportement magnétique des électrons. La diffusion des neutrons polarisés utilise un faisceau de neutrons dont tous les spins sont alignés dans la même direction (polarisés). Pour déterminer le degré d’aimantation et donc de la susceptibilité, on laisse passer le faisceau polarisé par l'échantillon, en appliquant une fois un champ magnétique parallèle et une fois antiparallèle au spin des neutrons. Une aimantation induite des électrons augmente, parmi les neutrons diffusés, la proportion des spins polarisés parallèles au champ magnétique par rapport aux spins polarisés antiparallèles au champ.
Les premières études de RMN et de la diffusion des neutrons polarisés du strontium ruthenate (avec le champ magnétique appliqué le long des couches) n'ont pas pu détecter une chute de la susceptibilité dans l'état supraconducteur. Elle est restée constante jusqu’aux températures les plus basses. Ces résultats suggéraient donc que les paires supraconductrices portent un moment magnétique. Ceci implique que les spins d’une paire sont parallèles, contrairement à un cuprate ou un supraconducteur standard. Le strontium ruthenate semble se comporter plutôt comme l'hélium-3 dans son état superfluide (état quantique similaire à la supraconductivité, sans friction) où les spins des deux noyaux sont parallèles. Cette idée est mise en cause par des mesures RMN plus récentes. Elles ont montré une chute de la susceptibilité dans la phase supraconductrice ; les premières mesures RMN avaient souffert du chauffage de l'échantillon. Nous avons récemment repris les expériences de diffusion des neutrons polarisés dans un champ magnétique bien plus faible et à des températures extrêmement basses. Nous voyons la susceptibilité descendre à environ la moitié de sa valeur a haute température; elle reste donc vraisemblablement finie. Ceci peut s'expliquer par un moment magnétique des paires d'électrons – ou par des impuretés dans l'échantillon. Nous espérons distinguer les différentes idées par des expériences futures encore plus poussés.
Instrument utilisé : Le spectromètre trois-axes IN20
Article : A.N. Petsch et al.. Phys. Rev. Lett., 2020, 125, 217004; doi: 10.1103/PhysRevLett.125.217004.
Références:
[1] K. Ishida et al., Nature (London), 1998, 396, 658.
[2] J. A. Duffy et al., Phys. Rev. Lett., 2000, 85, 5412.
[3] A. Pustogow et al., Nature (London), 2019, 574, 72.
[4] A. T. Rømer et al., Phys. Rev. Lett., 2019, 123, 247001.