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Des tourbillons dans les antiferromagnétiques frustrés

Il existe dans les matériaux magnétiques de minuscules vortex - les skyrmions - qui se comportent comme des particules quantiques. S’ils peuvent être stabilisés puis manipulés, les skyrmions pourraient ouvrir une voie vers la prochaine génération d'appareils électroniques utilisant le spin magnétique pour le transfert et le stockage d’information. Un nouveau type de skyrmion, découvert dans un composé antiferromagnétique, pourrait aiguiller les avancées dans la bonne direction.

L'étude à l’échelle nanométrique du comportement magnétique complexe est aujourd’hui un domaine d'étude intensif avec des applications passionnantes. Un atome magnétique est un atome avec des électrons non appariés, qui confèrent à l’atome un moment magnétique - ou spin - dirigé vers le haut ou vers le bas. Dans certains matériaux contenant des atomes magnétiques, les spins d'atomes rapprochés peuvent se coupler et s'aligner dans une configuration complexe, en raison des interactions magnétiques antagonistes entre voisins proches. C’est le phénomène de la « frustration ».

Ce phénomène peut créer une structure magnétique dynamique, caractérisée par la fluctuation des directions de spin. Ce type de structure est appelée liquide de spin. On peut y observer des configurations spiralées de spins. Diverses configurations magnétiques bidimensionnelles complexes appelées textures de spin peuvent également se former. En réussissant à manipuler les fluctuations dans ce type d’alignements de spin, un autre moyen de transférer et/ou stocker l’information électronique devient possible. 


 

La topologie - champ des mathématiques caractérisant deux objets ou espaces comme équivalents si une transformation de l’un vers l’autre par déformation continue (e.g. par étirement ou torsion) est possible sans aucune rupture de surface - est l’un des outils majeurs permettant de comprendre ces phénomènes. Les nœuds, par exemple, sont une classe topologique unidimensionnelle. Évidemment, ces classes topologiques peuvent être très stables, et c’est précisément cette stabilité topologique -appliquée à des alignements de spins en torsion perpétuelle dans des matériaux contenant des atomes magnétiques - qui est d’un grand intérêt.
Un objet magnétique topologique stable, qui a été découvert il y a une dizaine d'années, est constitué de minuscules vortex de spins magnétiques enroulés de telle sorte à ce que leurs directions se transforment progressivement de « vers le haut » au bord du tourbillon à « vers le bas » en son centre. Topologiquement, on peut se représenter ces spins comme s'enroulant autour d'une sphère. Les physiciens pensent que ces « quasi-particules » de dimension nanométrique - appelées skyrmions d’après le théoricien britannique Tony Skyrme - pourraient être utilisées par la prochaine génération d'appareils électroniques exploitant le spin magnétique (la spintronique) pour le transport d’information, en particulier par les appareils de stockage et les capteurs. Les skyrmions pourraient également servir de portes logiques à spin pour l’informatique. Il existe différents types de skyrmions et quasi-particules magnétiques topologiques apparentées, qui pourraient être déplacés et manipulés comme des électrons de conduction. En effet, la nouvelle discipline de la « skyrmionique » est très prometteuse sur le plan de la technologie.


Un nouveau type de skyrmion

Jusqu'à présent, des skyrmions ont été identifiés dans des matériaux ferromagnétiques, c'est-à-dire des matériaux contenant des atomes magnétiques dont l’ensemble des spins sont alignés. Les skyrmions se forment du fait d’interactions frustrées entre plusieurs atomes magnétiques « premiers voisins ». Or, nous avons cherché à savoir si les skyrmions pouvaient aussi exister dans des matériaux antiferromagnétiques (alignement antiparallèle des spins), pareillement caractérisés par des alignements frustrés. Nous avons pour cela étudié le sulfure de manganèse scandium (MnSc2S4), un minéral avec une structure spinelle. Les atomes magnétiques du manganèse sont disposés selon une configuration en diamant légèrement déformée, dans laquelle les spins des atomes « premiers voisins » se couplent ferromagnétiquement, alors que les spins des atomes « deuxièmes voisins » se couplent antiferromagnétiquement. Les différences de distance entre proches voisins provoquent une frustration magnétique significative et accentuent les fluctuations de spin. Nous avions d’ailleurs observé un état émergent de liquide de spin spiralé au cours de précédents travaux de diffraction de neutrons sur ce minéral.

Au cours de nos nouvelles expériences, nous avons réalisé des mesures de diffusion des neutrons sur échantillon polycristallin (ou poudre) et sur monocristal. Nous avons pu ainsi mesurer les interactions magnétiques entre les atomes de manganèse, révélées par le changement du spectre en énergie des neutrons après le passage du faisceau de neutrons à travers l'échantillon. (Les neutrons ont aussi un moment magnétique et sont donc un excellent vecteur d’exploration des matériaux magnétiques complexes.) Un champ magnétique a été appliqué afin de stabiliser la structure magnétique de l'échantillon.

Nous avons ensuite comparé les spectres neutroniques avec des simulations informatiques. Les résultats pourraient être interprétés comme suit. Les atomes de manganèse forment, en réalité, une série de réseaux triangulaires pouvant être redivisés en trois sous-réseaux. Empilés, ils forment des « spires » de spin. L'enroulement des spins autour de la sphère topologique décrite plus haut est incomplet, et cela crée des skyrmions fractionnaires avec des directions d'enroulement opposées. Il semblerait donc que des structures de type skyrmion pourraient être stabilisées dans des composés antiferromagnétiques. Ceci représenterait une étape clé dans la conception de dispositifs spintroniques nanométriques performants.

Nature (London), 2020, 586, 37; doi: 10.1038/s41586-020-2716-8

ILL Instruments: the three-axis spectrometer Thales and the single-crystal diffractometer D23
Other instruments: single-crystal diffractometer Zebra (PSI) and three-axis spectrometer PANDA (MLZ)

Contact:Oksana Zaharko (Paul Scherrer Institute)
ILL contact: Paul Steffens