Comment les anticorps forment des agrégats en solution
19.05.2014
Les résultats d'analyses à écho de spin à l'Institut Laue-Langevin (ILL) et au National Center of Neutron Research (NCNR) aux États-Unis représentent une avancée importante pour permettre l'injection par voie sous-cutanée de produits pharmaceutiques concentrés utilisés dans le traitement des cancers et des maladies auto-immunes (par ex. arthrite, sclérose en plaques). Les informations obtenues pourraient aider les sociétés pharmaceutiques à réduire la viscosité et atténuer la séparation de phase dans les biopharmaceutiques injectables, avec deux avantages : faciliter leur fabrication, et les fluidifier suffisamment pour qu'ils puissent être auto-administrés au domicile du patient.
Les scientifiques ont utilisé pour la première fois les techniques de diffusion neutronique aux petits angles (SANS) et à écho de spin (NSE) pour comprendre comment les anticorps monoclonaux (mAb), une classe de biopharmaceutiques ciblés utilisés pour soigner les maladies auto-immunes et les cancers, formaient des agrégats et se déplaçaient dans des solutions hautement concentrées. Certains arrangements d'agrégats d'anticorps monoclonaux peuvent épaissir les solutions pharmaceutiques, limitant ainsi la concentration des produits qui peuvent être injectés aux patients dans le monde. Les informations fournies par une équipe de chercheurs du National Center of Neutron Research (NCNR) et de l'Institut Laue-Langevin (ILL), en collaboration avec des scientifiques des colloïdes et des protéines de l'Université du Delaware et de la société de biotechnologie Genentech (membre du groupe Roche), sont une étape importante vers le développement et la fabrication de biopharmaceutiques hautement concentrés nécessaires pour les prescriptions de fortes doses et pour une auto-administration à domicile.
Les anticorps monoclonaux (mAbs) apparaissent comme des outils essentiels en pharmacologie moderne, ils fournissent la base d'un nombre croissant de médicaments efficaces pour traiter les cancers et les maladies auto-immunes comme l'arthrite et la sclérose en plaques. En tant qu'agents de thérapie ciblée possédant un bon profil d'innocuité, ils sont une alternative au traitement par chimiothérapie beaucoup plus éprouvant.
Les anticorps monoclonaux fonctionnent en s'attachant à des cibles protéiniques spécifiques sur les cellules cancéreuses, ou en bloquant les protéines cibles dans un processus biochimique connu comme responsable d'une maladie. Ces traitements nécessitent habituellement des doses élevées et, dernièrement, le remplacement des injections par voie intraveineuses par des injections sous-cutanées plus commodes - une injection peu profonde dans le derme juste sous la peau (comme le traitement à domicile proposé aux diabétiques de type 1) a suscité un intérêt considérable. Cependant, les progrès étaient entravés par la forte viscosité des solutions hautement concentrées en anticorps monoclonaux. il y a donc un défi important à relever pour parvenir à une production efficace et économique à grande échelle ainsi qu'à la purification et à l'administration de ces médicaments.
"Pour certaines protéines avec des concentrations supérieures à 100 mg/ml, un passage assez rapide à travers de fine aiguilles en injection sous cutanée n'est pas possible, le patient doit donc se rendre régulièrement à l'hôpital pour des perfusions intraveineuses", explique le Prof. Yun Liu du National Center of Neutron Research (NCNR) aux États-Unis, qui est également affilié à l'Université du Delaware. "L'épaississement peut aussi créer des problèmes pendant le traitement, si la pression de filtration est trop forte par exemple, ou lors du gel et du dégel dans de grands récipients où une gélification potentielle ou une séparation de phase du concentré gélifié peut survenir. "
En conséquence, les efforts pour trouver des moyens d'augmenter la concentration des produits pharmaceutiques d'anticorps monoclonaux se focalisent sur la cause fondamentale de cet épaississement. Des études précédentes sur des solutions concentrées d'anticorps monoclonaux en utilisant la diffusion statique de la lumière (Lilyestrom et al, 2013) suggéraient qu'il existait un lien fort entre le développent des formations d'agrégats protéiniques et l'augmentation de viscosité.
Dans l'étude actuelle (Yearley et al. 2014) dirigée par le Prof. Yun Liu (NCNR) et le Dr Dan Zarraga de Genentech, en collaboration avec l'Institut Laue-Langevin (ILL) à Grenoble, la diffusion neutronique aux petits angles (SANS) et la technique de Spectroscopie Neutronique à Echo de Spin (NSE) ont été utilisées pour étudier la structure et la dynamique des formations d'agrégats d'anticorps monoclonaux responsables des propriétés de la solution en vrac. Deux types d'anticorps ont été placés en solution – l'un connu pour augmenter la viscosité de la solution et l'autre ne l'augmentant pas – afin de pouvoir observer toutes les différences de comportement. La Spectroscopie Neutronique à Écho de Spin (NSE) mesure la dynamique des agrégats en déterminant leur coefficient de diffusion. Les neutrons sont capables de sonder de très fortes concentrations étant donné qu'ils ne sont diffusés que par les noyaux (qui occupent très peu de place et apparaissent donc dilués dans la perspective du faisceau de neutrons). La haute résolution et la très forte intensité des neutrons fournies par l'instrument à Écho de spin IN15 de l'ILL permet donc une exploration systématique d'un grand nombre d'échantillons d'anticorps monoclonaux différents.
En utilisant cette technique pour des solutions d'anticorps monoclonaux à forte viscosité, l'équipe a confirmé la présence de petits agrégats étendus d'anticorps monoclonaux avec des durées de vie suffisamment longues pour avoir un impact sur les propriétés de la solution en vrac. Par ailleurs, la diffusivité mesurée pour la solution composée d'anticorps monoclonaux à faible viscosité ne montre aucun agrégat de ce genre à des échelles de temps supérieures à 50 nanosecondes. Les deux anticorps monoclonaux diffèrent uniquement dans la séquence de leur région déterminant la complémentarité (CDR). Ce résultat montre que des modifications qui peuvent sembler mineures peuvent avoir un impact majeur sur le comportement de la solution d'anticorps monoclonaux.
En tenant compte de ces informations sur la formation en agrégats des anticorps monoclonaux, des études récentes (Zarraga et al 2013; Allmendinger et al 2014) ont montré qu'il y avait une fenêtre de taux d'éjection à travers une aiguille fine qui perturbait de façon réversible ces agrégats d'anticorps monoclonaux, contribuant à atténuer le problème de viscosité sans endommager de façon irréversible les anticorps monoclonaux individuels. Ces informations donnent une base pour concevoir un système optimal pour administrer des solutions de biopharmaceutiques injectables fortement concentrées.
Les progrès réalisés grâce à ces études sont en partie dus à la collaboration entre des organismes de recherche et l'industrie pour aborder des problèmes pratiques. Les instituts de recherche dans les laboratoires nationaux et universitaires cherchent souvent des applications pour leurs solutions technologiques alors que l'industrie rencontre des problèmes pratiques lorsqu'elle cherche des solutions. Par ailleurs, ces collaborations peuvent orienter la recherche vers des domaines adjacents, qui sont souvent très importants.
Pour le Dr Peter Falus, scientifique instrumental à l'ILL : "L'impact potentiel de ces études pour la conception de médicaments est passionnant, mais le sujet de la formation d'agrégats de protéines est en lui-même est un domaine extrêmement intéressant. De nombreux phénomènes bien connus, comme la cataracte ou la maladie d'Alzheimer, sont le résultat de la formation d'agrégats de protéines dans notre corps. En tant que physicien, je suis intéressé par la formation d'agrégats en général, et les techniques neutroniques de l'ILL sont des outils à haute résolution uniques pour étudier ces interactions complexes dans les systèmes organiques naturels".
Pour plus d'informations, vous pouvez contacter Peter Falus à l'ILL.
References
- Observation of Small Cluster Formation in Concentrated Monoclonal Antibody Solutions and Its Implications to Solution Viscosity, Yearley E et al, Biophys J 1763-1770 (15.04.2014)
- Small Angle Neutron Scattering of mAb Conformations and Interactions at High Concentration, Yearley E et al, Biophys J 105:720-731 (2013).
- Monoclonal antibody self-association, cluster formation, and rheology at high concentrations, Lilyestrom et al, J Phys Chem B 117:6373-84 (2013).
- High shear rheology and anisotropy in concentrated solutions of monoclonal antibodies, Zarraga IE, Taing R, et al , J Pharm Sci 102: 2538–2549 (2013).
- Rheological characterization and injection forces of concentrated protein formulations: An alternative predictive model for non-Newtonian solutions, Allmendinger A, et al Eur J Pharm Biopharm pii: S0939-6411 (Feb 18 2014)
A propos de l'ILL – l’Institut Laue-Langevin (ILL) est un centre de recherche international basé à Grenoble. Depuis sa création il est leader mondial des sciences et technologies neutroniques. L’ILL exploite l’une des sources de neutrons les plus intenses au monde, fournissant des faisceaux de neutrons à une suite de 40 instruments scientifiques très performants et perfectionnés en permanence. Chaque année, 1200 scientifiques venus de plus de 30 pays du monde visitent l’ILL (quelque 2000 visites en tout.). Les recherches sont multidisciplinaires : physique de la matière condensée, chimie (verte), biologie, physique nucléaire ou science des matériaux. Les trois quarts du budget de l'institut sont fournis par la France, le Royaume-Uni et l’Allemagne.