Idées exotiques, objectifs unifiés
Même plus d'un siècle après la découverte du noyau atomique, aucun modèle universel n'est encore capable de prédire avec fiabilité ses propriétés en fonction des variations du nombre de protons et de neutrons. Les noyaux exotiques, ces systèmes complexes et très instables dotés de propriétés uniques, repoussent les limites de la théorie nucléaire actuelle. Une nouvelle pièce de ce puzzle a récemment été ajoutée par la combinaison de résultats expérimentaux issus de deux grandes installations internationales et de calculs théoriques avancés.
Tous les noyaux atomiques connus sont répertoriés sur la carte des nucléides, une représentation graphique organisée en fonction du nombre de protons et de neutrons. Bien que chaque point de données contribue à la compréhension des noyaux voisins, l'absence de données expérimentales rend les prédictions des modèles incertaines. C'est particulièrement le cas pour les noyaux exotiques. « Ces isotopes hautement instables et de courte durée de vie n'existent pas sur Terre en dehors de la recherche, mais ils sont essentiels pour comprendre des processus astrophysiques tels que la fusion d'étoiles à neutrons », explique Caterina Michelagnoli, scientifique à l'ILL et responsable de l'instrument FIPPS.
La carte des nucléides a récemment été enrichie de nouvelles données pour quatre isotopes de brome (Br) exotiques : 87Br, 89Br, 91Br et 93Br. «Le comportement de ces noyaux est particulièrement intéressant en raison de l'asymétrie pair-impair entre leurs 35 protons et un nombre de neutrons de plus en plus élevé (de 52 à 58) », explique Jérémie Dudouet, chercheur CNRS à l'Institut de Physique des 2 Infinis (IP2I). « Ces isotopes exotiques riches en neutrons sont extrêmement difficiles à produire et à étudier, mais leur étude a été rendue possible grâce à la combinaison de données expérimentales provenant de deux installations internationales uniques, ainsi qu'à des calculs théoriques avancés », poursuit Dudouet. « Cette réalisation illustre le potentiel de la collaboration et la mise en commun efficace des ressources économiques, techniques et humaines », ajoute Michelagnoli.
Les mesures expérimentales ont débuté à l'installation GANIL en utilisant le faisceau d'uranium-238 de haute intensité pour produire les noyaux de brome exotiques via la fission nucléaire. Pour détecter ces événements rares et hors de la zone de stabilité, les scientifiques ont eu besoin des capacités du spectromètre AGATA (Advanced GAmma Tracking Array) – développé grâce à une collaboration européenne – couplé au spectromètre magnétique VAMOS++. « Les fragments de fission sont produits dans un état excité et émettent des rayons gamma, qui servent d'empreinte digitale » explique Michelagnoli. « VAMOS++ permet d'identifier l'isotope spécifique, tandis qu'AGATA détecte les émissions gamma ; leur combinaison offre une sélectivité élevée et la certitude que ces rayons gamma jamais détectés auparavant proviennent bien des isotopes exotiques identifiés. »
Le second jeu de données a été obtenu grâce à FIPPS (FIssion Product Prompt gamma–ray Spectrometer) : un instrument unique de par son installation sur le faisceau de neutrons intenses de l'ILL. Les noyaux de brome exotiques y ont été produits par fission induite par neutrons, en utilisant une cible d'uranium-235. « Cette expérience a marqué la première utilisation d'une cible de fission active dans une installation neutronique », explique Michelagnoli. Développée par Felix Kandzia, chercheur postdoctoral à l'ILL, cette cible à base de scintillateur liquide permet de distinguer les rayons gamma des fragments de fission des rayons gamma de fond émis lors de la désintégration bêta. « En travaillant avec Daniela Reygadas Tello et Giacomo Colombi, doctorants à l'ILL, cette sélectivité améliorée – bien qu'inférieure à celle d'AGATA – a permis la détection du 87Br and 89Br mais pas des isotopes plus exotiques que sont le 91Br et 93Br.»
Les informations spectroscopiques obtenues en combinant les deux jeux de données ont permis d'identifier de nouvelles transitions et de confirmer et d'étendre les schémas de niveaux des quatre isotopes de brome. « Le modèle le plus couramment utilisé en physique nucléaire est le modèle en couches nucléaires, où les protons et les neutrons occupent des niveaux d'énergie discrets appelés couches, de manière similaire aux électrons dans les orbitales atomiques », explique Michelagnoli. « Le schéma de niveaux est un diagramme qui montre les niveaux d'énergie d'un noyau et les transitions entre eux, par exemple lorsqu'un noyau à l'état excité passe à un état d'énergie plus bas, généralement par émission de rayons gamma. FIPPS est particulièrement sensible aux rayons gamma de haute énergie et de faible intensité qui sont généralement difficiles à observer expérimentalement. Les informations complémentaires fournies par FIPPS ont permis d'identifier ces transitions de haute énergie dans les schémas de niveaux du87Br and 89Br.»
Les données expérimentales combinées ont ensuite été comparées à deux approches théoriques de pointe complémentaires par les chercheurs de l'Institut Pluridisciplinaire Hubert Curien (IPHC). « Pour les noyaux complexes avec de nombreux protons et neutrons, une description plus complète est obtenue en combinant le modèle en couches avec des modèles qui prennent en compte le comportement collectif », explique Michelagnoli. « Ces modèles considèrent la forme du potentiel dans lequel les protons et les neutrons se déplacent ; si l'on imagine les protons et les neutrons comme des balles, le potentiel minimum indique leur localisation la plus probable. » « Les calculs ont révélé, pour la première fois dans ces isotopes de brome exotiques, des preuves d'une transition d'une forme prolate (allongée) pour le 87Br et le 89Br à une forme oblate (aplatie) pour le 91Br and 93Br », détaille Dudouet.
Des projets sont déjà en cours pour combler d'autres lacunes de la carte des nucléides en ajoutant des capacités d'identification de particules à l'instrument FIPPS. « La nouvelle technologie de détecteurs à base de diamant est non seulement extrêmement rapide, mais elle réduit aussi le bruit de fond des rayons gamma par rapport au silicium traditionnel grâce à sa composition en carbone », explique Michelagnoli. Cela implique l'utilisation de la technique du temps de vol, où, pour deux fragments de même énergie, le plus lourd voyage plus lentement que le plus léger. En mesurant l'énergie, la vitesse, la distance et le temps, la masse et donc l'isotope peuvent être déterminés.
Reference : High-resolution spectroscopy of neutron-rich Br isotopes and signatures for a prolate-to-oblate shape transition at N=56 by J. Dudouet, G. Colombi, D. Reygadas Tello, C. Michelagnoli, D. D. Dao, F. Nowacki, M. Abushawish, E. Clément, C. Costache et al.
https://journals.aps.org/prc/abstract/10.1103/PhysRevC.110.034304
Instrument ILL : FIPPS
Contact ILL : C. Michelagnoli