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C'est dans la matière condensée, et non dans les collisionneurs, que la supersymétrie apparaît

Des expériences de diffusion neutronique à l'ILL et ISIS mettent en évidence un comportement supersymétrique dans un matériau quantique. Cela prouve qu'il apparaît naturellement dans la matière condensée et ouvre des perspectives pour créer  des qubits stables pour l'informatique quantique. L'étude, menée par des scientifiques du PSI, est publiée dans Nature Communications.

La  théorie de la supersymétrie prédit que chaque particule de matière (fermion) devrait avoir une particule partenaire supersymétrique, porteuse de force (boson). Si son rôle dans la physique de notre univers était confirmé, cela apporterait une preuve cruciale d'une physique au-delà du modèle standard de la physique des particules, et éclairerait des mystères non résolus en physique, notamment la matière noire. Or, malgré des décennies de recherches dans de grands collisionneurs, aucune preuve directe de son existence n'a été mise en évidence.

En physique de la matière condensée, le concept selon lequel de fortes corrélations à N corps (voir encadré) peuvent produire des états collectifs bosoniques et fermioniques fractionnaires est bien établi dans les basses dimensions, mais les supersymétries possibles entre ces états sont rarement invoquées.

Bien que la supersymétrie n'ait pas encore été découverte – et pourrait ne jamais l'être – aux hautes énergies où de nouvelles particules sont créées, sa structure mathématique peut néanmoins émerger dans des matériaux à plus basses énergies, régissant le comportement des états quantiques, comme le montre une nouvelle étude menée par des scientifiques du PSI.

Supersymétrie dans une échelle de spin quantique

Les scientifiques ont étudié une classe de matériaux appelés échelles de spin quantiques, un type de matériau magnétique isolant où les atomes sont disposés en paires de chaînes couplées. Dans l'échelle, la charge apparaît comme un trou dans le motif magnétique, ses propriétés étant intrinsèquement liées aux spins des électrons. Ces spins et ces excitations semblables à des charges, ou quasi-particules, influencent leurs voisins le long des chaînes et à travers les barreaux de l'échelle, en suivant les règles quantiques – un peu comme la façon dont le remplissage d'un chiffre dans une grille de Sudoku contraint les possibilités pour les chiffres environnants. Cette interconnexion conduit à un comportement inhabituel et fortement corrélé.

Les échelles de spin quantiques sont un véritable terrain de jeu pour les théoriciens qui testent des modèles décrivant les effets à N corps dans les systèmes de matière condensée fortement couplés. Dans de tels matériaux, un cristal 3D met en œuvre un système d'interactions magnétiques 1D dans lequel les fluctuations quantiques sont amplifiées (en raison d'une forte anisotropie). Dans cette étude, les scientifiques ont étudié deux composés en échelle de spin, (C₅D₁₂N)₂CuBr₄ et (C₅D₁₂N)₂CuCl₄, où les ions de cuivre magnétiques forment les chaînes de l'échelle.

Pour modéliser ces excitations de l'échelle avec une grande précision, des théoriciens du PSI, en collaboration avec l'Université de Genève et l'Université de Bonn, ont utilisé des méthodes numériques de pointe connues sous le nom de simulations par tenseur à réseaux (MPS).

Les neutrons, grands explorateurs de la matière (quantique).

L'équipe a étudié expérimentalement les deux composés en échelle de spin. En utilisant des expériences de diffusion neutronique inélastique à l'Institut Laue-Langevin et à la Source de Neutrons Pulsés ISIS au Royaume-Uni. En bombardant les matériaux avec des neutrons et en mesurant leur diffusion, ils ont pu déduire comment les neutrons avaient interagi avec le matériau et ainsi obtenir des informations sur les excitations de spin et de charge dans l'échelle de spin. Les expériences de diffusion neutronique ont été réalisées sur le spectromètre à trois axes THALES à l'ILL et sur le spectromètre à temps de vol LET37 à ISIS.

« La sensibilité des neutrons au spin les rend idéaux pour de telles études, et la diffusion inélastique est clé, car nous avions vraiment besoin d'observer le transfert d'énergie et de moment pour voir l'excitation fondamentale », déclare Martin Böhm, chercheur à l'ILL et l'un des auteurs de l'article, ajoutant que : « Le succès de cette étude repose sur la vaste expertise et l'infrastructure unique construites au fil des ans à l'ILL, avec des environnements d'échantillon complexes et des spectromètres continuellement améliorés ».

Une observation inédite

Les scientifiques ont observé une signature spectrale distincte : un pic qui restait net quelle que soit la température. Normalement, les états quantiques sont perturbés par les fluctuations thermiques, ce qui entraîne un élargissement et parfois un déplacement des caractéristiques spectrales. Guidés par leurs modèles théoriques, les scientifiques ont pu expliquer la persistance de ce pic grâce aux mathématiques de la supersymétrie. De la même manière qu'en physique des particules la supersymétrie apparie les fermions avec les bosons, dans l'échelle de spin quantique, la supersymétrie n'émerge pas comme de nouvelles particules mais comme une relation mathématique profonde entre les excitations de spin et de charge. Ce lien stable entre les excitations les protège des fluctuations thermiques.

« Dans ce travail, nous avons découvert que la supersymétrie peut émerger dans la matière condensée et avons fourni la première observation expérimentale d'excitations supersymétriques spinon-holon dans un aimant quantique », déclare Björn Wehinger, premier auteur de l'étude.

B. Wehinger souligne le rôle fondamental de la diffusion neutronique et les réalisations techniques associées : « La spectroscopie neutronique nous a permis de mesurer le spectre d'excitation complet avec une grande précision, ce qui a ouvert la possibilité d'étudier comment la supersymétrie l'affecte. Nous avons utilisé des aimants quantiques réalisés dans des monocristaux, qui offrent le grand avantage d'avoir des systèmes très homogènes avec un nombre immense de sites magnétiques. »

Les mesures de diffusion neutronique ont été effectuées sous différents champs magnétiques et à différentes températures. « Dans les expériences, nous pouvons contrôler la densité de quasi-particules avec précision en utilisant un champ magnétique et nous pouvons accéder aux températures appropriées en utilisant des cryostats facilement disponibles », détaille Björn Wehinger, « Il est intéressant de noter que nous constatons que la supersymétrie protège des caractéristiques spécifiques contre la décroissance thermique, ce qui se manifeste par des intensités de diffusion indépendantes de la température », conclut-il.

Phénomènes quantiques, effets collectifs et échelles de spin quantiques

Toute matière est régie par les lois de la physique quantique. Pourtant, à l'échelle macroscopique, les effets quantiques ne sont généralement pas perceptibles – ils sont estompés par le mouvement aléatoire des atomes. C'est près du zéro absolu (-273 °C) que ces effets peuvent devenir macroscopiquement visibles, sous la forme de comportements inattendus ou de phases inhabituelles. En effet, les atomes peuvent présenter un comportement assez différent lorsqu'ils sont extrêmement fortement confinés à des températures proches du zéro absolu.

Le comportement collectif de groupes de particules dans la matière condensée peut parfois être traité comme s'ils étaient une seule "particule" (une soi-disant quasi-particule) avec des propriétés spécifiques. En prenant l'exemple d'un semi-conducteur, un électron qui le traverse et interagit avec une multitude d'électrons et de noyaux environnants peut être décrit comme un seul "électron" avec une masse différente se déplaçant dans le vide; et le mouvement d'ensemble des électrons dans sa bande de valence peut être décrit comme si le matériau contenait des quasi-particules positives (trous).

La séparation spin-charge est un comportement inhabituel des électrons dans certains matériaux dans lesquels ils semblent se "scinder" en trois "particules" indépendantes : le spinon (portant le spin de l'électron), le holon (portant sa charge) et l'orbiton (portant le moment angulaire orbital). Bien que théoriquement l'électron puisse toujours être considéré comme un état lié des trois, dans certaines conditions, ils peuvent réellement se comporter comme des quasi-particules indépendantes. C'est un exemple du phénomène appelé fractionnalisation.

Trouver les bons matériaux pour étudier en détail ces effets complexes et leur modélisation est un véritable défi. Dans les matériaux en échelle de spin quantique, un cristal 3D met en œuvre un système d'interactions magnétiques 1D dans lequel les fluctuations quantiques sont amplifiées (en raison d'une forte anisotropie).

 

Implications pour l'informatique quantique

Les scientifiques théorisaient depuis un certain temps que les systèmes de matière condensée pouvaient présenter un comportement supersymétrique, mais c'est la première fois que cela est directement observé dans un matériau réel.

« Ce que nous avons observé n'est pas la supersymétrie fondamentale telle qu'elle serait découverte au CERN avec l'observation d'une particule partenaire supersymétrique », explique Bruce Normand, scientifique senior au PSI, qui a travaillé sur la modélisation numérique. « Néanmoins, être capable de voir une nouvelle symétrie pour la première fois est intrinsèquement très excitant ; et, surtout, le fait de la voir nous permet de faire des expériences avec elle. »

Au-delà des implications pour notre compréhension fondamentale des matériaux, il y a une conséquence pratique de leur découverte. « La manifestation de la supersymétrie que nous voyons est ce pic - cet état quantique - qui est protégé. C'est une qualité extrêmement recherchée dans le traitement de l'information quantique », déclare Normand. En informatique quantique, la décohérence - lorsque les qubits perdent rapidement l'information quantique - est un obstacle majeur à la mise à l'échelle vers des processeurs quantiques pleinement fonctionnels. La supersymétrie ne nous donnera peut-être pas encore les réponses au sens de la vie, de l'univers et de la matière noire. Mais elle pourrait, à l'avenir, être un moyen d'obtenir des qubits stables.


Texte adapté et traduit d'après un texte de Miriam Arrell, PSI

Référence: 

Wehinger, B., Lisandrini, F.T., Kestin, N. et al. Fingerprints of supersymmetric spin and charge dynamics observed by inelastic neutron scattering. Nat Commun16, 3228 (2025). https://doi.org/10.1038/s41467-025-58380-7

Instruments ILL: ThALES

Contact ILL: Martin Boehm