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Vers une meilleure compréhension des noyaux atomiques exotiques à l'origine de réactions dans les étoiles

De récentes expériences menées conjointement à l'Institut Laue-Langevin (ILL) avec trois autres laboratoires dans le monde ont révélé un paysage étonnamment complexe de trois formes différentes coexistantes dans le 64Ni, un noyau semi-magique que l'on croyait jusqu'à présent purement sphérique.

Cette réalisation expérimentale est utilisée pour étalonner les modèles théoriques qui nous aident à comprendre la structure des noyaux « exotiques ». Ces derniers produisent des réactions dans les étoiles, dans des conditions qui ne peuvent être reproduites dans les laboratoires sur terre.

Les modèles théoriques sont un outil fondamental pour les chercheurs. En physique nucléaire, il n'existe pas de description unique des noyaux atomiques et de nombreuses approches ont été utilisées pour prédire les propriétés nucléaires dans différentes régions massiques. Par exemple, les premiers modèles incluent tous les noyaux dans la solution du problème nucléaire à N corps et sont assez précis pour les éléments légers (avec peu de particules, tels que l'hélium, le lithium et le carbone), mais ne sont pas applicables aux éléments lourds.

En revanche, des modèles de champ moyen peuvent être utilisés pour décrire les états nucléaires à travers la notion de formes. Un noyau excité peut prendre une forme donnée, et il lui faut un certain temps pour se désintégrer à nouveau et revenir à son état fondamental où il est le plus stable. Dansla charte des noyaux (un diagramme où les noyaux des atomes sont classés en fonction de leur nombre de protons et de neutrons), les noyaux situésà proximité de « noyaux magiques » (pour lesquels les couches nucléaires sont complètement remplies) sont généralement sphériques dans leur état fondamental, mais prennent parfois une forme d'ellipsoïde s'ils sont excités. Cela peut être particulièrement intéressant pour les chercheurs, en ce que cela nous permet de comprendre l'origine microscopique de la déformation des objets compacts comme le noyau atomique, ainsi que les phénomènes de coexistence de formes, qui se produisent lorsque différentes formes sont présentes dans les noyaux à des niveaux d'énergie d'excitation similaires.

Dans un récent article paru dans Physical Review Letters (2020), des chercheurs d'Europe, des États-Unis et du Japon ont étudié le phénomène de coexistence des formes dans le noyau 64Ni. Ce noyau fascinant appartient à la chaîne semi-magique des isotopes du nickel et il est proche du noyau doublement magique 68Ni, ce qui permet aux chercheurs d'étudier systématiquement la répartition des déformations le long de la chaîne nucléaire.

FIPPS et les neutrons à l'ILL

Pour déterminer la forme d'un noyau, et donc la présence de formes coexistantes, il faut recourir à une panoplie d'outils expérimentaux et d'analyses. Pour rédiger cet article, plusieurs expériences ont été menées dans le monde, dont une mesure de 20 jours réalisée par le spectromètre FIPPS (Fission Product Prompt Gamma–Ray Spectrometer) de l'ILL.

“C'était une belle aventure, un véritable tour de force impliquant différents laboratoires pour étudier l'isotope 64Ni,et tout comme les autres, l’ILL a joué un rôle crucial », déclare le Dr. Caterina Michelagnoli, scientifique Responsable d’Instrument pour FIPPS. « L'instrument FIPPS, récemment installé à l’ILL,détecte les rayons gamma émis par les noyaux excités qui sont produits lorsque les neutrons sont capturés dans le matériau cible. En observant ces rayons gamma, on peut déduire des informations sur les interactions complexes entre les protons et les neutrons dans le noyau, ce qui permet de déterminer sa structure nucléaire ”

Le Dr. Michelagnoli ajoute également : « L'expérience réalisée sur le 64Ni a été une entreprise passionnante pour l'ILL. Grâce à la disponibilité de l'instrument FIPPS, l’ILL est le seul centre de recherche neutronique dans le monde où une telle mesure était possible. Ce n'était pas seulement un défi du point de vue de la détection, mais aussi en raison de la nature du matériau cible. La cible 63Ni utilisée pour créer le noyau excité de 64Ni était hautement radioactive et nécessitait des protocoles extraordinaires en matière de protection, de santé et de sécurité, qui, encore une fois, pouvaient être assurés à l'ILL ».

La conjonction du haut flux des neutrons produits à l’ILL, de la haute performance de l’instrument FIPPS et de la longue durée de la mesure a permis de collecter un volume exceptionnel de données statistiques, qui ont fourni des informations détaillées sur toutes les propriétés mécaniques quantiques du 64Ni,y compris le moment angulaire et la parité des états excités. La géométrie exceptionnelle du spectromètre FIPPS, avec des détecteurs placés dans une large gamme d'angles, a joué un rôle crucial dans l'acquisition d'informations sur la distribution des rayons gamma dans l'espace, ce qui a clairement établi la coexistence des états 0+ et 2+ avec des formes ellipsoïdales intrinsèques sphériques, aplaties et allongées.

Les calculs nécessaires pour décrire l'expérience se sont révélés si complexes qu’au Japon, il a été nécessaire de mettre en place une infrastructure informatique de plus d'un million de processeurs pour les réaliser.

Surface d'énergie potentielle du noyau 64Ni, dans l'espace de déformation, pour les états 0+ les plus bas. Les formes allongées, aplaties et sphériques sont représentées par des ellipsoïdes rouges, verts et bleus, respectivement. Les flèches indiquent la probabilité de transition de désintégration (en unités Weisskopf, W.u.) entre les différentes configurations : la valeur extrêmement faible obtenue pour la transition forme allongée-forme sphérique indique une barrière élevée séparant les deux minima locaux.

Corrélations angulaires mesurées avec FIPPS pour la cascade gamma 0+4→ 2+1→ 0+1 , montrant clairement le schéma caractéristique d'une désintégration quadripolaire E2 pure, une information clé pour identifier l'état 0+4  allongé déformé.

Collaboration internationale

Comme pour la plupart des observations scientifiques, une seule expérience ne suffit pas à confirmer des résultats. Des expériences complémentaires de durée et de complexité variables ont donc été menées dans trois autres installations, moyennant des contributions financières importantes et des connaissances au plus haut niveau. Ces expériences comprenaient, entre autres, des réactions de transfert au laboratoire IFIN-HH Tandem en Roumanie, des expériences d'excitation coulombienne au laboratoire national de l'Argonne, aux États-Unis et des expériences de résonance nucléaire au Triangle Universities Nuclear Laboratory (TUNL), également aux États-Unis. Ces expériences ont été réalisées grâce à une vaste collaboration menée par des expérimentateurs et des théoriciens de l’ILL, de Roumanie (IFIN-HH), de Pologne (FIJ-PAN, Cracovie), d’Italie (Université de Milan), des États-Unis (universités partenaires du TUNL) et du Japon (Université de Tokyo).

« La qualité exceptionnelle des données de l’ILL collectées grâce au spectromètre FIPPS a été déterminante, dans notre approche multi-messagers, pour prouver sans aucun doute le scénario complexe des différentes formes nucléaires dans le 64Ni », déclare le Dr. Nicu Mărginean, auteur principal et actuellement directeur de l'Institut de physique nucléaire IFIN-HH en Roumanie.

Comprendre les noyaux exotiques

Les chercheurs ont utilisé leurs résultats pour tester des modèles de structure nucléaire de pointe. Un calcul complet de la structure de systèmes aussi lourds que le 64Ni est souvent irréalisable car il nécessite une trop grande puissance de calcul. Une exception remarquable est le modèle en couches qui utilise une technique Monte Carlo (Monte Carlo shell model) capable de saisir les composants d’intérêt pertinents. En utilisant un superordinateur au Japon, les chercheurs ont pu constater avec satisfaction que de tels calculs pouvaient reproduire fidèlement les différentes déformations observées dans les noyaux de nickel. Ces systèmes nucléaires semi-magiques ont été utilisés pour identifier un composant de l'interaction nucléon-nucléon qui n'avait pas été pris en compte auparavant, le monopôle, responsable de la coexistence de différentes formes ellipsoïdales dans le noyau 64Ni.

Cet article constitue également un nouveau pas vers une meilleure compréhension de l'évolution de la déformation à travers la chaîne des isotopes du nickel. « Par exemple, le 78Niest le saint graal de la physique nucléaire - avec 50 neutrons et 28 protons, il est très loin de la ligne de stabilité. Les scientifiques ont récemment produit et étudié cet élément, et nos résultats peuvent aider à comprendre quel composant de l'interaction nucléon-nucléon joue un rôle dans la détermination de sa forme », explique le Dr. Michelagnoli.

De plus, les informations provenant des désintégrations gamma des noyaux peuvent être utilisées pour affiner les modèles nucléaires nécessaires aux études astrophysiques. Par exemple, la déformation des noyaux dans leur état au repos et leur état excité peut influencer les demi-vies de désintégration bêta, avec des conséquences sur les processus de nucléosynthèse qui se produisent dans les supernovas.

« La description complète de la charte des noyaux se situe bien au-delà de ce que nous pouvons faire actuellement, mais cette étude sur le 64Nifournit un autre point solide pour sa cartographie. Nous avons ainsi commencé à tracer une meilleure systématique de l'évolution de la déformation le long de la chaîne des isotopes du nickel, ce qui peut être utile pour prédire la structure des noyaux non accessibles aujourd’hui en laboratoire sur la Terre, mais produits dans les étoiles », conclut le Dr. Michelagnoli.


Re: Shape coexistence at zero spin in 64Ni driven by the monopole tension. Mărginean, N. et al. (2020). doi.org/10.1103/PhysRevLett.125.102502


Instrument de l'LL :  FIPPS : Fission Product Prompt Gamma–Ray Spectrometer (FIPPS) de l'ILL a joué un rôle clé dans cette expérience.


Contact: Dr C. Michelagnoli MichelagnoliC@remove-this.ill.fr


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